J’AI CHOISI un vol au départ de Roissy-Charles- de-Gaulle plutôt que d’Orly. J’avais pour cela les meilleures raisons : l’aéroport de Roissy est autrement beau et agréable, les destinations sont plus variées et lointaines, les magasins hors taxes offrent davantage de possibilités. Mais le motif principal, c’est qu’aux toilettes d’Orly, il y a des dames pipi.

Le problème n’est pas de les payer. On a toujours une pièce qui traîne au fond d’une poche. Ce que je ne supporte pas, c’est de rencontrer la personne qui va nettoyer mes traces. C’est humiliant pour elle et pour moi. Je ne crois pas exagéré d’affirmer que je suis un délicat.

Or je risque d’aller beaucoup aux toilettes aujourd’hui. C’est la première fois que je m’apprête à faire exploser un avion. C’est aussi la dernière fois, puisque je serai à bord. J’ai eu beau réfléchir à des solutions plus avantageuses pour moi, je n’en ai pas trouvé. Quand on est un citoyen lambda, un tel acte implique nécessairement le suicide. Ou alors il faut appartenir à un réseau organisé, ce qui n’est pas de mon goût.

Je n’ai pas l’âme d’un collaborateur. Je n’ai pas l’esprit d’équipe. Je n’ai rien contre l’espèce humaine, j’ai de l’inclination pour l’amitié et l’amour, mais je ne conçois l’action que solitaire. Comment voulez-vous accomplir de grandes choses avec quelqu’un dans les pattes ? Il y a des cas où l’on ne doit compter que sur soi-même.

 

 

On ne peut être qualifié de ponctuel lorsque l’on arrive trop tôt. J’appartiens à cette espèce : j’ai si peur du retard que j’ai immanquablement une avance considérable.

Aujourd’hui, je pulvérise mon propre record : au moment de me présenter à l’enregistrement, il est 8 h 30. La demoiselle me propose une place sur l’avion d’avant. Je refuse.

Cinq heures d’attente ne seront pas de trop puisque j’ai emporté ce carnet et ce stylo. Moi qui jusqu’à la quarantaine avais réussi à éviter le déshonneur de l’écriture, je découvre que l’activité criminelle entraîne le besoin d’écrire. Ce n’est pas grave puisque mes scribouillages exploseront avec moi dans le crash aérien. Je n’en serai pas réduit à proposer la lecture de mon manuscrit à un éditeur, en sollicitant son opinion d’un air faussement détaché.

À la fouille, j’ai déclenché le bip. Pour la première fois, j’ai ri. Comme prévu, des mains d’hommes m’ont palpé de la tête aux pieds. Mon hilarité leur a semblé suspecte, j’ai dit que j’étais chatouilleux. Quand ils ont passé le contenu de mon sac au peigne fin, j’ai mordu l’intérieur de mes joues pour ne pas rigoler. Je ne possédais pas encore ce qui allait me servir à commettre le crime. Ensuite, dans une boutique hors taxes, j’ai acheté le matériel.

 

 

Il est à présent 9 h 30. J’ai quatre heures devant moi pour assouvir ce curieux besoin : écrire ce qui n’aura pas le temps d’être lu. Il paraît qu’à l’instant de mourir, on voit défiler sa vie entière en une seconde. Je saurai bientôt si c’est vrai. Cette perspective me plaît, je n’aimerais pour rien au monde manquer le best of de mon histoire. Si j’écris, c’est peut-être pour préparer le travail du monteur qui sélectionnera les images : lui rappeler les meilleurs moments, suggérer de laisser dans l’ombre ceux qui m’auront moins importé.

Si j’écris, c’est aussi de peur que ce fulgurant film n’existe pas. Il n’est pas exclu que ce soit un bobard et qu’on meure stupidement, sans rien voir du tout. L’idée de m’anéantir sans cette transe récapitulative me désolerait. Par précaution, je vais essayer de m’offrir ce clip par l’écriture.

Ça me rappelle ma nièce Alicia, quatorze ans. Cette gosse est installée devant MTV depuis sa naissance. Je lui ai dit que si elle mourait, elle verrait défiler un vidéo clip qui commencerait par Take That et se terminerait par Coldplay. Elle a souri. Sa mère m’a demandé pourquoi j’agressais sa fille. Si taquiner une adolescente revient à l’agresser, j’ose à peine imaginer quel verbe ma belle-sœur emploiera quand elle apprendra mon rôle dans l’affaire du Boeing 747.

Bien évidemment, j’y pense. Les attentats n’existent que pour le qu’en-dira-t-on et pour les médias, ce commérage à échelle planétaire. On ne détourne pas un avion pour le plaisir, mais pour occuper la une. Supprimez les médias et tous les terroristes se retrouveront au chômage. Ce n’est pas demain la veille.

Je songe que dès 14 heures, mettons 14 h 30, vu les sempiternels retards, mes agents s’appelleront CNN, AFP, etc. La tête de ma belle-sœur ce soir devant le 20 heures. « Je te l’avais bien dit que ton frère était un malade ! » J’en suis assez fier. Grâce à moi, Alicia regardera une autre chaîne que MTV pour la première fois de sa vie. On m’en voudra quand même.

Il n’est pas absurde que je m’offre dès maintenant le plaisir d’imaginer la scène : je ne serai plus là pour savourer l’indignation que j’aurai provoquée. Pour apprécier de son vivant une réputation posthume, rien de tel que de l’anticiper par écrit.

Les réactions de mes parents : « J’ai toujours su que mon deuxième fils était spécial. Il tient ça de moi », dira mon père, quand ma mère sera déjà en train d’inventer d’authentiques souvenirs préfigurant mon destin : « Quand il avait huit ans, il construisait des avions en Lego puis les jetait sur son ranch miniature. »

Ma sœur, pour sa part, racontera avec attendrissement des souvenirs réels mais dont on cherchera en vain le rapport avec l’affaire : « Il contemplait longtemps les bonbons dans sa main avant de les manger. »

Mon frère, si sa femme le laisse parler, dira qu’avec le prénom que je portais, il fallait s’y attendre. Et cette aberration ne sera pas sans fondement.

Quand j’étais dans le ventre de ma mère, mes parents, persuadés que j’étais une fille, m’avaient baptisé Zoé. « Un si joli prénom, et qui signifie la vie ! » proclamaient-ils. « Et qui rime avec ton prénom », disaient-ils à Chloé, conquise par sa future petite sœur. Ils étaient déjà tellement comblés par le sérieux d’Éric, leur aîné, qu’un deuxième fils leur paraissait superflu. Zoé ne pouvait être que le doublon de l’exquise Chloé, la même en réduction.

Je naquis avec un démenti entre les jambes. Ils s’en accommodèrent avec bonne humeur. Mais ils tenaient tellement au prénom de Zoé qu’ils cherchèrent à tout prix un équivalent masculin : dans une encyclopédie vétuste, ils trouvèrent Zoïle et me l’attribuèrent sans même s’intéresser à la signification de ce qui me condamnerait à être un hapax.

J’ai appris par cœur les six lignes consacrées à Zoïle dans le Robert des noms propres : « Zoïle (en grec Zôilos). Sophiste grec (Amphipolis ou Éphèse, ~ IVe siècle). Fameux surtout pour sa critique passionnée et mesquine contre Homère, il fut surnommé “Homéromastix” (le Fléau d’Homère). C’était, dit-on, le titre de son ouvrage, où il essayait de prouver, au nom du bon sens, l’absurdité du merveilleux homérique. »

Il paraît que ce nom était entré dans la langue courante. Ainsi Goethe avait assez conscience de son génie pour qualifier de Zoiloi les critiques qui le vilipendaient.

Dans une encyclopédie de philologie, j’ai même appris que Zoïle serait mort lapidé par une foule de braves gens écœurés par ses propos sur l’Odyssée. Époque héroïque où les amateurs d’une œuvre littéraire n’hésitaient pas à zigouiller le critique imbuvable.

Bref, Zoïle était un crétin odieux et ridicule. Ce qui explique que personne n’ait jamais appelé son enfant de ce prénom à la sonorité bizarre. Sauf mes parents, bien sûr.

À douze ans, quand je découvris ma funeste homonymie, j’allai demander des comptes à mon père qui s’en tira avec des « plus personne ne sait cela ». Ma mère fit plus fort encore :

— N’écoute pas ces racontars !

— Maman, c’est dans le dictionnaire !

— S’il fallait croire tout ce qui est dans le dictionnaire…

— Il le faut ! dis-je d’un ton de Commandeur.

Elle choisit aussitôt une autre argumentation, plus retorse et calamiteuse :

— Il n’avait pas tort, reconnais que dans l’Iliade, il y a des longueurs.

Impossible de lui faire avouer qu’elle ne l’avait pas lue.

Tant qu’à me donner le nom d’un sophiste, je n’aurais rien eu contre Gorgias, Protagoras ou Zénon, dont les intelligences n’ont pas fini d’intriguer. Mais s’appeler comme le plus stupide et le plus méprisable d’entre eux ne prédisposait pas à un noble avenir.

Le Voyage d'hiver
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